Qui ne connait pas l’homme de charrette à Cotonou ? A moins que vous n’ayez jamais mis pieds à Tokpa. Et même si vous n’y avez point mis pieds, vous l’auriez connu si au moins vous viviez à Cotonou ; car certainement, quelqu’un, en se lamentant, aura une fois chanté et dansé devant vous à la manière du gueux. En tout cas, tous ceux qui ont le goût de la musique pessimiste ici à Cotonou et ailleurs connaissent l’homme plus qu’il ne se connaît lui-même. Ne le voyait-on pas souvent tirer sa charrette à Dantokpa, le grand marché du Bénin, en fredonnant quelques chants lugubres ? Tirer la charrette à Dantokpa, c’est sa mission. Ainsi se levait-il tôt le matin pour aller chercher des clients dans son coin habituel. Il vous hèle poliment, vous demande de poser votre bagage dans sa charrette qu’il commence par tirer derrière vous sans discutailler comme si, au bout du marché, il n’allait pas vous tendre la main.
Il était servile, docile et aimable. Il ne considérait pas ses trente-cinq ans pour se montrer humble. Chaque jour, quand il arrive à raccorder assez de clients, il s’étendait les soirs à l’ombre et animait son petit bail. Les passagers s’arrêtaient souvent pour l’admirer. Il chantait d’une voix mélodieuse. Une voix qui séduisait tous les habitants alentours. Alors, ils sortaient tous pour voir chanter le triste artiste . Mais ses chansons ne perdent jamais l’air lugubre. « Il aurait pu être un grand musicien », remarquaient ses admirateurs. Cependant personne ne pensait lui porter de l’aide pour qu’il devienne effectivement ce grand musicien.
Le lendemain, on le voit qui poursuit les clients pour qu’on veuille occuper sa charrette de bagages ; lui, il ne mange que ça. Le voir au travail sans le prendre en pitié est un évènement impossible dans la nature. De toutes ses forces, il poussait, poussait, en transpirant à grosses gouttes, la charrette remplie de bagages. La sueur perlait sur son corps comme s’il avait été frappé par une averse.
Mais la souffrance est pour un temps. Il est prévu dans les lois de la nature que celui qui souffre aujourd’hui est appelé à vivre demain dans l’opulence. Un jour donc, lorsqu’il eut fini de chanter et de danser, il aperçut un vendeur de loterie qui passait. « Ce ne sont que des escrocs », se dit-il. Ceux que sa musique avait réunis se ruèrent vers le vendeur de loterie. Quelques-uns en achetaient, les autres, les sceptiques, attendaient que quelqu’un se déclare au moins gagnant avant de risquer à leur tour.
– Ouais ! j’ai gagné ! Venez voir, j’ai gagné 300f ! cria une voix.
– Espèce de con, tu payes pour 300f et gagnes 300f ; où est donc le bénéfice ? persifla une autre voix.
Notre homme était toujours étendu à l’ombre riant de la niaiserie de ses adulateurs. Tous semblaient l’ignorer. Tous s’occupaient à gratter le petit papier que remettait le jeune homme à ceux qui lui remettaient de l’argent. « Qui va prendre par moi pour s’enrichir ? C’est pas moi. Jamais moi » ricanait-il quand tout à coup, un autre cri retentit.
– J’ai gagné 10.000f ! ouais, j’ai gagné !
– Quelle chance ! Moi, je ne gagne jamais ! lamenta une autre voix.
« Ça devient intéressant ! On ne sait jamais », se dit l’homme de charrette en se relevant promptement. Il fourra sa main dans la poche ; il la ressortit avec 1.250f. « Dieu, j’ai même trouvé assez aujourd’hui ! C’est parce que tu m’as déjà accordé l’argent de loterie ! » pensa-t-il. Il se mêla à la foule, prit 900f qu’il brandit au vendeur ambulant.
– Je veux trois, trois loteries. Les numéros gagnants hein !
Le type lui tendit les billets et il en tira trois. Il gratta le premier sans surprise, même chose pour le deuxième. Avec une désolation profonde, il se concentra sur le troisième billet qu’il grattait précautionneusement. Allait-il perdre en un clin d’œil tout ce qu’il a gagné péniblement ? Il finit de gratter le troisième, celui-ci ne ressemble pas aux deux autres.
– Monsieur, c’est quoi ce signe ? demanda-t-il calmement.
– Félicitations ! Vous avez gagné ! s’exclama le vendeur après avoir examiné le billet.
Tout le monde se tournait vers le gagnant.
– Combien ? Combien est-ce que j’ai gagné ?
– Wao félicitations ! vous avez gagné cinq millions !
– Ouais ! Mon mari a gagné ! cria une jeune fille en se jetant à son cou.
– Ouais c’est moi. J’ai gagné, répétait-il dans une folie de joie.
– Oui, c’est notre chance !
– Dis donc, tu me connaissais depuis, demanda-t-il à la jeune fille, au cœur même de sa joie ?
– Oui, depuis, depuis, depuis, mon chéri, tempêtait la jeune fille en l’embrassant.
– Je ne savais même pas que tu m’aimais !
– Je t’aime très fort, mon ange. Je t’aime gros, gros comme ça, continuait-elle en formant ses poings.
– Et comment tu t’appelles ? s’informa le pauvre charretier, enivré par la profondeur de la joie.
Sans même attendre la réponse de sa femme de circonstance, il esquissa quelques pas de danse, les bras levés vers le ciel, implorant Dieu, les anges et les saints.
La foule regardait avec beaucoup d’admiration le pauvre devenu riche ; on s’étonnait du comportement soudain de la jeune fille. Mais, qu’importe ? L’homme de charrette aussi se délectait de ses chatteries, des chatteries galantes qui vous glacent dans le dos et vous laissent sans choix. Il put quand même raisonner sa fougue et demander au jeune homme comment il allait entrer en possession de ses millions de francs. Celui-ci lui confia que c’était un processus peu long ; qu’il devra signer des papiers par-ci, des dossiers par-là, qui attestent qu’il a gagné cinq millions de francs à partir d’un montant minable de 300f,… que cela prendrait au moins deux semaines.
La joie était intense, le charretier rentra ce jour-là dans sa cabane délabrée avec derrière lui une femme(le vœu qu’il avait toujours formulé à Dieu en vain), une femme trop docile et câline. La seule idée qu’il est à présent millionnaire l’enivrait. Il se levait, prenait l’allée herbeuse conduisant dans sa cabane en une marche militaire, un sourire fou aux commissures des lèvres, puis à quelques mètres, revenait sur ses pas. Sa femme de circonstance la suivait derrière, chantant les refrains militaires qui lui venaient en tête.
– Ne suis-je pas maintenant le plus riche de ce village ?
– Oui, vous seul l’êtes, chéri.
– Laisse-moi seulement marcher ! En avant. ..
– Marche !
Et les chants militaires reprenaient, l’homme devant, allant de mille exploits militaires, le talon frappant le sol comme au champ de bataille ; la femme derrière, scandant les chants millénaires qui lui traversaient la mémoire.
La nuit couvrait petitement tout Cotonou. Le vieux petit pauvre, assis devant sa cabane, fatigué de marcher, chantait comme il le faisait d’habitude après ses travaux journaliers fructueux. Il pensa à ce qu’il mangerait ce soir avec sa femme ; il ne lui restait que 350f. Que faut-il offrir à sa jeune femme qui venait de lui servir un amour chaud sur un plateau d’or ? Et s’il dépensait cette somme, que lui resterait pour demain ? L’idée lui vint de vendre sa charrette. Tout compte fait, il ne poussera plus de charrette à Tokpa. Abandonnant son folklore, il contourna la maison, parcourut la petite sente herbeuse, et alla négocier la vente de sa charrette chez un voisin qui, lui aussi, tirait de la charrette à Tokpa et dont la charrette était sur le point de céder.
Ce jour-là, ils mangèrent bien. L’argent de la charrette couvrirait les dépenses en attendant les deux semaines. Sa nouvelle femme, trop soucieuses de son économie, lui rappela qu’il devait commencer par essayer ses signatures ; puisqu’il devrait signer des dossiers par-ci, par-là. Faire une signature, ce n’était pourtant pas une lourde tâche pour celui qui a fréquenté jusqu’en classe de CM1, ancien programme, comme lui. Mais, soucieuse de l’avenir de leur couple, elle sortait des dossiers de son sac.
– Chéri, supposons que c’est ici le dossier de la loterie nationale ; signe ici, en bas, lui disait-elle précautionneusement. Il faut t’exercer à rappeler ta signature.
C’est pourtant un exercice de signature, mais on ne signait jamais deux fois les mêmes dossiers. On signa en l’occurrence, deux, trois, quatre dossiers. L’argent de la charrette vendue supportait les dépenses jusqu’au jour fatidique.
Le jour venu, il signa les dossiers comme prévu, heureusement que sa chérie, trop perspicace, l’avait entrainé à retracer sa signature ancienne qu’il n’avait plus recomposée depuis qu’il a laissé les bancs. Une fois l’argent empoché, il retourna dans sa cabane, non sans fioriture et vantardise ! Sa chérie ne revenait pas. « Pourquoi n’était-elle point revenue ? C’est maintenant que la fortune nous revient qu’elle choisit de disparaître ? Toutes les femmes ne sont pas des pintades, celle-là par exemple ! » soliloquait-il.
Il l’ignora et commença par établir ses projets. De nobles idées circulaient, trottaient, galopaient, couraient dans sa mémoire. De belles idées ! « Construire une maison à Calavi, non loin du campus ; une maison à louer aux étudiants ; cela pourra générer mensuellement de l’argent. Si l’argent restait, je pourrai payer des poules et constituer une riche basse-cour ! Pourquoi pas des dindes, des moutons aussi ! Des moutons et des… » .
Il était dans ses réflexions quand, tout à coup, une main alerte claqua la porte brinquebalante. La porte frémit énergiquement puis céda ; le pauvre homme sursauta et, se relevant aussitôt, ramassa sa pépite, en bourra ses poches. Devant lui, deux hommes le toisaient : un homme robuste, accompagné de la femme de circonstance, celle du charretier. L’homme lui tendit un billet qu’il lut avec difficulté, s’aidant de ses acquis de l’ancien programme.
« Je soussigné Mr… »
Comme s’ il ne voyait pas, il se frotta les yeux, acheva une toux avant de continuer.
« …professionnel de charrette à Topkpa. Je me reconnais débiteur d’une somme de trois millions pour une parcelle payée à Adjarra, parcelle qui revient à ma femme ».
Il fronça les sourcils, toisa sa femme de circonstance. Mais son cœur lui dit que le bien de sa femme est aussi sien, que c’est d’ailleurs une bonne idée de payer une parcelle dans une région où la terre demeure moins chère. Alors il palpa sa porche, en sortit des billets emballés par lots : cinq lots de billets emballés à l’aide d’élastiques. Il tendit trois lots de billets au robot qui se plantait devant lui. Sa femme lui sourit et lui expliqua ses dépenses effectuées. Le prix des mèches, le prix des pagnes payés, le prix des pommades… cent cinquante mille francs partirent tout rond.
L’atmosphère paraissait déjà décontractée. Les yeux avaient joué leur role aguichant, ce mauvais rôle de hâbleur muet. Le rire allait se glisser sur les lèvres fugaces quand, soudain, un autre bruit sec fit calquer la porte. Entra un jeune homme assez nerveux pour être patient. Deuxième article lu : sa femme de circonstance s’était payé une moto neuve, ainsi qu’à sa sœur ; et le charretier était obligé de payer, car le jeune homme était venu avec deux policiers.
Sa femme, au seuil de la porte lui servit un adieu habillé d’un sourire narquois. C’était ainsi fini entre eux, plus de couple. Le pauvre homme, les larmes aux yeux, compta ce qui lui restait. « Le prix d’une charrette ! », s’exclama-t-il.
Il s’alla payer une nouvelle charrette toute neuve, et le cycle recommença

LE MILLIONNAIRE D’UN JOUR
Temps de lecture : 10 min
Quelle histoire ! Bravo à Théophile, cher ami pour la belle écriture
Merci, grand philosophe.
Je suis heureux de vous savoir là.
Merci, grand philosophe!
«Ouais ! Mon mari a gagné ! cria une jeune fille en se jetant à son cou.» C’est une histoire très intéressante. À sa place, j’aurais su que c’était un piège. La leçon y est. Moi, j’ai aimé.
Merci, mon frère.
Quelle belle histoire chargée d’éthique !Elle met l’homme en garde contre les femmes d’occasion,prêtes à ruiner lorsque le bonheur vient.Avis à tout homme qui l’aura lue.
Quelle histoire !
Fier de vous lire cher Théophile Vodounon